Une page se tourne avec Think Secret
Qui a gagné, qui a perdu ? Peu importe. La fermeture du site est avant tout concomitante de l’évolution dans la communication de la marque.
Dans un bref communiqué de presse en page d’accueil de son site, Nicholas Ciarelli ’08, plus connu sous le pseudonyme de Nick dePlume, annonce sobrement qu’Apple et Think Secret ont conclu un accord “ mutuellement profitable ”, et selon les termes duquel Apple renonce à obtenir le nom des informateurs du site, en échange de la fermeture de celui-ci.
En janvier 2005, le constructeur californien avait assigné Nick en justice pour avoir dévoilé – 2 semaines avant la Macworld Expo – l’existence du Mac mini et l’arrivée d’iWork, sa suite de productivité, après avoir à plusieurs reprises tenté d’intimider le jeune homme. Âgé de 19 ans à l’époque des faits, Nick Ciarelli était en effet loin d’être un inconnu puisque qu’il avait petit à petit réussi à faire de Think Secret à tour de rôle et depuis 1998 l’une des 2 références majeures du monde Mac, en publiant un certain nombre de scoops avec depuis 2001 une précision de métronome et un professionnalisme que bien des titulaires d’une carte de presse pourraient lui envier.
D’autres comme par exemple Ryan Meader avec MacOSRumors avaient auparavant connu leur heure de gloire, en bénéficiant de réseaux de connaissances dans l’organigramme d’Apple dès 1995, mais les aléas de l’existence et les changements au sein du management de Cupertino en ont décidé autrement. Le tour de force de cet adolescent de 15 ans à l’époque est d’avoir su, depuis la côte Est des États-Unis et à des milliers de kilomètres de la Silicon Valley d’avoir su non seulement utiliser les informations
distillées ici ou là par Apple pour alimenter le buzz autour des ses produits, mais surtout d’avoir appliqué au domaine de la rumeur la rigueur et les méthodes du journalisme d’investigation à l’américaine, au point d’accéder au statut de source fiable pour ce qui concerne la firme à la Pomme et de recevoir l’onction de titres aussi exigeants que le Washington Post, Le Wall Street Journal ou le New York Times.
Qui a gagné, qui a perdu ?
Alors, qui a gagné, qui a perdu dans cette affaire ? L’accord est vraisemblablement mutuellement profitable, comme le note le communiqué de presse publié par Ciarelli, et à mi-chemin des commentaires que l’on a pu lire ici ou là.
Tout d’abord, Nick Ciarelli qui tirait de son site de confortables revenus a obtenu en échange de la fermeture de Think Secret un dédommagement financier de la part d’Apple que l’on espère confortable, et à tout le moins de quoi finir de financer le reste de ses études dans l’une des meilleures universités du pays, sans avoir à s’endetter pour une ou deux décennies. Pas si mal pour un jeune homme en dernière année de licence à Harvard qui – même s’il est issu d’une bonne famille – avait débuté son site par passion pour les produits Apple et pour le journalisme mais avait vu peu à peu ses centres d’intérêt se diversifier et avait du confier depuis 2 ans 1/2 la gestion quotidienne du site à un journaliste, professionnel celui-là, afin de pouvoir se consacrer à ses études.
Mais avant tout, Nick s’est fait un nom – outre par son travail rigoureux durant ces années – en refusant jusqu’au bout de livrer le nom de ses informateurs malgré les pressions, dans un pays où en dépit des dérives à la Fox de ces dernières années il reste des journalistes prêts à faire de la prison pour garantir l’anonymat de leurs sources. Contributeur du Harvard Crimson le journal de l’Université depuis les 2 premières années de sa scolarité, nul doute qu’il pourra sans difficulté pousser la porte de n’importe quel titre en Amérique du Nord aussi prestigieux soit-il, s’il décide de poursuivre dans cette voie.
Pour ce qui est d’Apple, la firme qui a fondé une bonne part de sa communication sur le buzz engendré par les rumeurs – à un niveau inégalé depuis le retour aux commandes de Steve Jobs – elle s’est mise dans une position momentanément inconfortable, en passant une nouvelle fois pour la grosse société pas si différente des autres que ça au demeurant, et qui n’hésite pas à peser de tout son poids pour fermer le site de l’un de ses fans, lorsque celui-ci devient gênant. Elle a pourtant gagné sur l’essentiel.—–
Avant tout, le message envoyé en interne en direction de ses propres employés est clair : ne vous amusez pas à vous faire mousser auprès des sites de rumeurs. Car si la couverture médiatique et la surface de sa communication sont allées pendant des années bien au-delà de la société de taille moyenne qu’elle n’est déjà plus tout à fait, c’est que cette politique du secret mainte fois rebattue s’accompagne d’une stratégie de la fuite instrumentalisée, et qui était en réalité la raison d’être de l’organisation de la rareté des informations sur les évolutions des produits de la marque. Au même titre que la politique très particulière des brevets de Cupertino, il s’agit d’un formidable levier pour susciter l’effervescence autour de la marque, alimenter l’attente et le désir des aficionados vers les futurs produits et désorienter la concurrence, soit en l’orientant vers des voies de garage abandonnées, soit en faisant souffler un vent de panique dans les états-majors avec des technologies en rupture.
Ensuite, à l’égard des sites de rumeurs comme voici 2 ans envers les sites de fans consacrés à l’iPod, lesquels s’étaient vu enjoindre de cesser toute référence au mot iPod dans leur nom de domaine : nous n’hésiterons pas à passer pour les grand méchants loups si nous considérons que nos intérêts majeurs sont en jeu. En décembre 2004, Apple avait déjà poursuivi Nick Ciarelli et Think Secret, en compagnie de Kasper Jade d’Apple Insider et de Jason O’Grady de PowerPage pour une affaire similaire qui pourtant sur le projet dit “Asteroïd”. Apple a au final été déboutée en mai 2004, et condamnée aux dépens pour n’avoir pas assez poussé de son côté les investigations en interne.
L’EFF enfin, dont l’un des fondateurs est paradoxalement Steve Wozniak, l’autre co-fondateur charismatique d’Apple comme nous l’avions rappelé à ce moment-là, et qui en prenant fait et cause pour les citizen journalists ont réussi à faire reculer Apple, tout en créant un précédent en faisant reconnaître aux auteurs des sites pris à partie par La Pomme les mêmes droits qu’à des journalistes ordinaires. A cet égard, Terry Gross, l’un des piliers de l’organisation et qui avait pris à son compte la défense de Nick Ciarelli ne boudait pas son plaisir.
Apple, désormais dans la cour des grands
On l’a évoqué ici à de nombreuses reprises et il n’est qu’à regarder les résultats publiés par La Pomme trimestre après trimestre ou le niveau atteint par sa capitalisation boursière pour s’en convaincre : Apple est en train de prendre une toute autre dimension que celle qui était la sienne il y a 11 ans au moment de la prise de pouvoir de Jobs, ou même 5 ans au moment du lancement de l’iPod. Non seulement la question de sa mort ou de sa survie chichement dans l’ombre d’un Microsoft ne se pose plus, mais c’est désormais elle qui donne le ton et la tendance – non seulement en ce qui concerne la musique dématérialisée – mais sur l’ensemble de ce qui touche à la convergence numérique de près ou de loin ; ce faisant, elle n’hésite plus à défier des géants d’envergure mondiale comme Nokia ou bientôt Sony sur leur cœur de métier.
Or si la dimension de l’entreprise change, la façon qu’elle a de communiquer évolue nécessairement aussi. On l’a également relevé à plusieurs reprises, Apple en dit désormais davantage sur ce qu’elle prépare, que ce soit en direction de ses actionnaires ou de celles des analystes du secteur, comme par exemple lors des séances de questions-réponses qui ont suivi les dernières présentations de produits.
Depuis 2002, Steve Jobs et son état-major ont entrepris de “resserrer” l’ensemble des vecteurs de communication à travers lesquels Apple s’adresse à l’extérieur, et ce d’autant plus qu’à mesure qu’elle grandit elle est dans l’obligation de nouer des partenariats, comme avec l’iPhone, ce qui la met parfois en position de ne plus maîtriser grand-chose, comme on l’a vu cet été avec Orange !
Le mot d’ordre sera désormais : “éviter les fausses notes”. Dans la distribution tout d’abord où chacun des points de vente – qu’il soit Apple Store, Premium Resellers, Solution Expert ou ‘Store in the Store’ dans la grande distribution – est pensé pour être une véritable ambassade de la marque, où rien n’est laissé au hasard. Dans la communication institutionnelle ensuite, qui passe désormais par un nombre extrêmement réduit de speakers autorisés à parler avec les journalistes, et toujours sur des sujets extrêmement balisés dont il n’est pas possible de sortir. Sur la communication non-institutionnelle enfin, entendez le “off” ou la rumeur distillés à des sources soigneusement choisies pour initier et alimenter le buzz.
Autant de canaux qui vont certes perdurer en se fondant sur de nouveaux équilibres, lesquels ne peuvent absolument pas s’accommoder du moindre risque de “fuite parasite”, susceptible de faire capoter un plan de lancement soigneusement échafaudé…
Apple ne pouvait donc pas se permettre de laisser traîner un mauvais procès mal engagé derrière elle, et avait donc tout intérêt à jouer à la fois les grands seigneurs et les croque-mitaines, et de soulager un peu son service juridique à mesure que les procès pour violation de la propriété privée ou tromperie sur la marchandise ont tendance à s’accumuler et à devenir pour la moindre start-up ou cabinet d’avocat une nouvelle façon de communiquer…
La très large surface médiatique d’Apple en font une caisse de résonance idéale pour toutes les causes en mal de médiatisation, et le californien se voit depuis un petit moment dans l’urgence de réorganiser une machine à communiquer qui avait été conçue pour amplifier chacun des battements de cils du Mogul de Cupertino. Reste à savoir dans quel sens va évoluer cette communication plus que jamais globale, et quelles formes elle va prendre au fur et à mesure que la marque va proposer des produits toujours plus grand-public…