Fortnite : EPIC Games vs Apple, ou la bataille des robinets
Epic Games, l’éditeur de Fortnite, a décidé de défier Apple et de prendre en main sa distribution. Un rapport de force vieux comme le monde.
Les nuits ont dû être courtes et le week-end fébrile dans la Silicon Valley : Epic Games, l’éditeur de Fortnite le jeu en ligne du moment, a décidé de se mesurer à Apple et Google, et de prendre en main son propre tuyau de distribution parallèle. Mais outre la bataille d’ego, le conflit qui couvait depuis de longues semaines et qui vient d’éclater au grand jour est le énième avatar d’un modèle économique vieux comme le monde. Et son issue ne sera pas sans conséquences pour Apple.
Ce modèle économique est simple, vieux de plusieurs millénaires (c’est-à-dire aussi vieux que les sociétés agricoles développées), et si l’on en croit le sociologue américain K. Wittfogel c’est lui qui a permis aux premières civilisations de la Mésopotamie, de l’Égypte, de la Chine antique et de l’Amérique précolombienne les réalisations monumentales qui forcent encore notre admiration aujourd’hui. Le principe est clair comme de l’eau de roche : s’arroger l’exclusivité de la captation et de la centralisation des flux d’une ressource essentielle, peu abondante et qui nécessite un savoir-faire technique et une main-d’œuvre nombreuse. Ceci avant de la redistribuer de façon plus ou moins équitable en s’appuyant sur une bureaucratie efficace. Et Wittfogel considère que c’est son mode de fonctionnement qui a permis la constitution de grands Empires.
On a les contenus, on a les tuyaux… et le monde est à nous !
Le concept de Despotisme Hydraulique a été décrit à partir de l’étude des sociétés orientales et extrême orientales pré-féodales, mais il peut néanmoins être utile si l’on s’intéresse à un certain nombre de flux et de ressources modernes : le pétrole, l’électricité, le téléphone, Internet au XXe siècle ont tour à tour fait l’objet de tentations coupables de la part des sociétés commerciales qui en avaient pris peu à peu le contrôle exclusif, au point de s’attirer les foudres des autorités judiciaires chargées de lutter justement contre la constitution de ces monopoles.
Au XXIe siècle, la musique n’a pas échappé à la règle. Celle-ci a d’abord été aux mains d’un cartel de cinq Major companies réparties sur quatre continents, qui ont dû en concéder à contrecœur la distribution à un nouvel entrant sur le secteur, à la faveur de la crise de la dématérialisation de la musique. Apple invente alors un nouveau modèle de distribution et d’expérience utilisateur autour de la musique : le device (l’iPod), le logiciel (iTunes) et la boutique (le Music Store), et c’est celui qui prévaut encore aujourd’hui à travers l’iPhone et même le Mac à travers l’App Store. Et si Apple avait alors fait l’objet d’accusations de monopole, c’est uniquement du fait des Digital Rights Management (DRM) imposés par les industriels du divertissement.
« De la musique, avant toute chose… »
Apple avait alors fait l’objet d’accusations de monopole, mais du fait des DRM imposés par les industriels du divertissement. Par peur panique des échanges de contenus de pair à pair, ceux-ci avaient tenu à ligoter chaque morceau acheté légalement à la fois à la plate-forme et à l’utilisateur. Ce n’est qu’après avoir accepté d’abandonner ces fameux DRM qui les étranglaient eux-mêmes – ce qu’Apple avait demandé dès 2003 – que le marché de la musique en ligne vendue « à la pièce » a pu reprendre un fonctionnement normal.
Ce fut le cas, jusqu’à l’établissement d’un nouveau mode de distribution, « au robinet », c’est-à-dire par abonnement, à la faveur du développement des réseaux cellulaires de troisième et quatrième génération. Apple avait eu jusque-ici toutes les peines du monde à moraliser un marché jusque-là déséquilibré en faveur des industriels, obnubilés par la rente hypothétique générée par la vente des sonneries de téléphone (30 secondes vendues plus chères qu’un morceau entier sur iTunes Music Store !) et des abonnements.
Alors, Apple une nouvelle fois bouc émissaire des industriels du contenu ?
Pas si simple, et il faut reprendre le cours des événements récents.
L’affaire éclate jeudi matin, bien que celle-ci couve probablement à bas bruit depuis plusieurs semaines, et même de nombreux mois. Jeudi matin, EPIC Games refuse d’accepter plus longtemps les 30 % de redevances prélevées par Apple sur tous les achats in-app dans son App Store iOS, et foule aux pieds les conditions générales d’utilisation de l’App Store. Dans la dernière mise à jour de Fortnite, l’éditeur invite les utilisateurs de Fortnite à effectuer leurs achats complémentaires directement dans sa propre boutique EPIC Games Store via l’application. EPIC prétend faire bénéficier les joueurs des deux-tiers de la commission de 30 % ainsi économisée, et n’en conserver que 10 %.
Ce faisant, l’éditeur de Fortnite franchit le Rubicon en outrepassant l’obligation d’utiliser le système des achats in-app de l’échoppe en ligne d’Apple. Au bout de quelques heures le temps d’un échange de mails ou de coups de fil entre Cary et la Caroline du Nord où se situe le siège de l’éditeur, et Cupertino, le Californien a fini par appliquer les sanctions prévues par les CGU à l’égard des développeurs et des studios qui passent outre.
Immédiatement, EPIC dépose une plainte individuelle pour abus de position dominante, pointant la différence de traitement à l’égard des développeurs sur l’app store iOS et sur sa cousine OS X, réclamant que soit rompue la relation d’exclusivité liant les développeurs à la boutique, que ce soit pour les applications ou les achats internes. Le soir même, le compte Twitter de Fortnite postait une vidéo fort léchée, parodiant point par point le célèbre clip 1984 de Ridley Scott, diffusé à la veille du lancement du Macintosh.
Lundi, Epic Games fait savoir sur les réseaux sociaux qu’Apple lui a signifié un préavis de clôture de son compte développeur à compter du 28 août, c’est-à-dire pour l’ensemble de ses logiciels sur les iPod, iPad et iPhone, mais également OS X ou Apple TV… du moins s’il ne rentre pas dans le rang. Ce à quoi se refuse (pour l’instant) le Carolingien, puisqu’il prend soin de souligner qu’il a introduit une requête suspensive en justice.
Dans une mise au point transmise à The Verge ce même lundi, Apple se contente de souligner que EPIC Games est seule responsable de la situation actuelle, en allant au-delà du cadre contractuel accepté à son entrée dans l’app store, lequel lui a permis de se développer et de toucher des millions de clients sur iOS et que, bien que regrettant cette situation et souhaitant voir l’éditeur rester sur ses plates-formes, Apple n’entend pas faire d’exception à son endroit.
Alors, EPIC Games et son CEO Tim Sweeney sont-ils les seuls responsables ?
Tout d’abord, Sweeney en même temps qu’il « joue le ballon » (sur le fond de l’affaire) joue le bonhomme (le joueur) et Tim Cook, qui est fan de sport sans contact (le basket), ne doit pas apprécier cela outre mesure. La vidéo parle d’elle-même : on passera sur « le ver dans le fruit » sans doute aussi vieux que le logo de la société lui-même, mais Big Brother tel qu’il est représenté dans l’animation qui parodie le spot de Ridley Scott, c’est Tim, son pull, sa chemise, ses lunettes.
Tim Cook
Dans une longue enfilade de tweets, Sweeney qualifie même Apple de « Middle Man », c’est-à-dire d’intermédiaire, le terme exact utilisé par Steve Jobs lorsque, à la veille de son retour chez Apple, il avait théorisé de réduire à quia les revendeurs, qu’il accusait de ponctionner indûment l’essentiel de la valeur ajoutée. C’est d’ailleurs cette réflexion qui avait conduit à la mise en place de l’Apple Store en ligne d’abord, puis des Apple Store de briques-et-mortier à partir de 2001. Ambiance…
Finally, there's nothing wrong with fighting about money. You work hard to earn this stuff. When you spent it, the way it's divided determines whether your money funds the creation of games or is taken by middlemen who use their power to separate gamers from game creators.
— Tim Sweeney (@TimSweeneyEpic) August 14, 2020
Tout ceci ressemble à une ultime tentative pour être pris au sérieux, aussi adolescente qu’un bomber sweat à capuche, d’autant que le conflit ne date pas d’hier et, cela a été amplement souligné ailleurs, l’offensive a été soigneusement planifiée. La requête pour abus de position dominante était prête à fuser dès la réaction d’Apple, et le clip « 1984 Fortnite » n’a visiblement pas été improvisé non plus. D’autres éléments commencent à apparaître, et EPIC semble avoir cherché à fomenter une fronde des développeurs depuis plusieurs semaines. Les frictions à ce sujet ne datent pas d’hier : en 2017 déjà Tim Sweeney n’avait pas eu de mots assez durs à l’encontre d’Apple et Google et de leurs App Store en 2017 au Devcom de Cologne, les comparant à des sangsues.
Depuis plusieurs semaines, EPIC cherche également à réunir autour d’elle une coalition d’éditeurs, sans grand succès jusqu’ici. Si un certain nombre de ceux qui ont été approchés avouent craindre des représailles de la part de la marque à la Pomme, tout en étant d’accord sur le fond, l’un d’entre eux se demande même si une telle coalition n’est pas susceptible d’enfreindre les mêmes législations antitrust. Il faut dire que Tim Sweeney et EPIC Games, loin d’être des lapins de six semaines, ont construit leur prospérité sur la rente des différentes versions du moteur de jeu Unreal, et ce même si l’EPIC Games Store lancée en 2018 prétend ne prélever que 12 % des revenus générés par les jeux vendus par l’échoppe.
On ne prête qu’aux riches…
Reste qu’Apple, dont la réputation de négociateur intransigeant et même parfois brutal n’est plus à faire, joue gros dans l’aventure. D’une part, la firme de Cupertino est déjà dans le collimateur des autorités de régulation de part et d’autre de l’Atlantique, en particulier à cause du différend très semblable qui l’oppose à Spotify. Ensuite, parce que Fortnite dont la prochaine version très attendue est certes bannie pour l’instant des deux plus grosses échoppes en ligne en volume et en chiffre d’affaires (Google ou Apple, comme on voudra). Mais il est toujours possible de télécharger le jeu sur le Galaxy Store de Samsung, ou pour le chinois Xiaomi. Le lancement est prévu pour la deuxième semaine de novembre, à la veille du fameux Black Friday : autant dire que Tim Cook a tout intérêt à régler le problème avant la fin octobre, s’il ne veut pas se retrouver lui-même prisonnier de la serpillière dans laquelle il a si souvent essoré ses compétiteurs, pris cette fois entre WeChat et Fortnite. L’iPhone, comme le BlackBerry en son temps, peut tout à fait être à la merci du nouveau Candy Crush.
© Fortnite
Il est également possible qu’Apple soit prise dans des enjeux qui la dépasse : d’une part, EPIC Games a attendu d’avoir levé un véritable pactole de près d’1,8 milliards de dollars le 6 août dernier pour ouvrir les hostilités, auprès notamment de Ontario Teachers’ Pension Plan (le fonds de retraite des enseignants de l’Ontario) et du méphitique fonds d’investissement BlackRock. Même si Sweeney jure la main sur le cœur qu’il s’agit pour lui d’une affaire de « liberté d’entreprendre », il n’est pas inimaginable que les derniers entrants au tour de table ne finissent par forcer EPIC Games à réclamer de juteuses compensations en justice, en guise de retour sur investissement.
D’autre part, Tencent Holdings qui est le deuxième actionnaire d’EPIC Games, après Tim Sweeney, à hauteur de 40 % est également l’opérateur de WeChat. À la fois réseau social, service de messagerie texte, audio et vidéo et service de paiement mobile extrêmement populaire en Chine, dans sa diaspora comme aux États-Unis, avec près d’un milliard d’utilisateurs mensuels. Or l’application a récemment fait les frais du bras de fer géopolitique actuel entre les États-Unis et l’Empire Du Milieu, le présent locataire de la Maison-Blanche ayant annoncé son intention de l’interdire si d’ici mi-septembre elle ne passait pas sous pavillon américain. Rien moins que 95 % des utilisateurs Chinois de l’iPhone seraient prêts à abandonner la plate-forme si jamais WeChat devait en être exclu… au grand dam d’Apple d’ailleurs, dont les protestations ont trouvé peu d’écho. Peut-il alors s’agir d’une tentative de pression ?
La firme à la pomme, qui s’est une nouvelle fois attachée les services du cabinet d’avocats Gibson Dunn qui l’avait déjà défendue lors du procès en contrefaçon contre Samsung, sait qu’elle risque gros : Google est à son tour sous le feu d’une plainte collective clamant que son Play Store est une entrave monopolistique au marché des applications Android, et les développeurs Coréens contestent désormais la politique tarifaire pratiquée pour les achats in-app dans les kiosques en ligne d’Apple et de Google.
La révolte gronde : qui aura à l’avenir la maîtrise du robinet, et donc de la rente des achats in-app ? Ceux-ci sont en effet des « produits dérivés », l’équivalent pour les blockbusters du jeu vidéo des sonneries de téléphone pour les « tubes » de l’industrie musicale. À la fois un pactole, et des revenus récurrents. Une chose est sûre : le temps des grandes protestations d’amitié lors des Keynote Apple comme en 2010, ou ici en 2012, n’est (momentanément ?) plus de mise…
Sgrol
21 août 2020 à 11 h 31 min
Merci pour cet excellent article qui traite parfaitement le fond de l’affaire et d’une qualité rédactionnelle irréprochable. Quel plaisir de retrouver Macplus ! Welcome back 🙂