Continuer à penser différemment ?
La récente actualité du monde informatique invite à revenir sur deux aspects de la décision prise par Apple de faire bénéficier ses ordinateurs de microprocesseurs Intel dès l’an prochain.
Cette migration, annoncée comme l’évolution d’une ligne stratégique par Steve Jobs, prend en réalité le caractère d’une double révolution : révolution symbolique d’une part, révolution d’univers d’autre part.
Symboliquement, Apple est une entreprise qui fonctionne notamment sur l’affect, l’émotion. Ses produits sont des composés assez rares d’une technique chargée d’émotion. L’amour des techniques que nous a appris Bruno Latour dans son essai sur Aramis adopte chez les aficionados les plus fervents de la Pomme des traits quasi religieux. Dans la religion, les réformes brutales peuvent être ressenties comme une trahison à l’esprit qui gouverne nos vies. Souvenons-nous des campagnes-croisades réalisées par Apple à l’encontre d’Intel au cours de la dernière décennie, et notamment en 1998, au moment de la commercialisation du premier iMac. L’exercice qui va consister à convaincre de la pertinence du choix opéré lundi promet d’être laborieux. Jusqu’à présent, la gamme de processeurs embarqués dans les Macintosh (G3, G4, G5) sont synonymes de performance, de puissance et d’infaillibilité. Les Macintosh eux-mêmes portent le nom des processeurs qui les animent : iMac G4, iMac G5, PowerMacintosh G5. La campagne qui a accompagné l’introduction de ce dernier, en juin 2003, a fait autant la promotion du nouvel ordinateur d’Apple que du nouveau processeur d’IBM. Des films promotionnels made by Apple les a associés, nous promenant dans l’usine ultra moderne dédiée à la conception et à la fabrication de la puce « révolutionnaire », promettant une route déjà pavée pour l’évolution de ce processeur. Apple a appris à ses fidèles à aimer cette technique pourtant froidement inanimée partout ailleurs. Il y a une certaine fierté à posséder un ordinateur qui est le fruit d’une innovation technologique dont ne bénéficient pas les confrères « winteliens ».
Mais c’est également une révolution d’univers. Jusqu’à présent, Apple
a réussi à maintenir la logique d’un univers propre distinct : Mac OS,
le système d’exploitation, ne peut s’exécuter que sur un ordinateur
Apple. Ces deux éléments sont indissociables. L’étanche barrière de
l’incompatibilité préserve Apple, en lui offrant le privilège de
livrer à ses clients des solutions complètes, habillées d’une même
robe : le design de l’ordinateur se marie à l’interface graphique du
système, créant une harmonie et une homogénéité. En maintenant cette
barrière étanche, Apple s’est néanmoins ouvert, depuis dix ans, à des
standards communs : en 1995, en matière de partage de formats, le
Macintosh n’était doté ni de port USB, ni de port FireWire,
l’interface écran était spécifique et la norme IDE commençait
timidement à apparaître sous le capot. Et, depuis dix ans, cette
ouverture s’inscrit dans une logique lisible : deux mondes différents
évoluent, bénéficiant des mêmes composants, à l’exception du cœur de
la machine, où bat un processeur PowerPC. Adopter un processeur Intel est
à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle.
Doté d’un tel processeur, le Macintosh devient un PC. C’est sans doute forcer le trait, mais en pratique, rien ne devrait empêcher de faire fonctionner le système d’exploitation Windows sur Macintosh. Réciproquement, il devrait être relativement aisé de lancer Mac OS sur un PC standard. Cette nouvelle perméabilité signifie en conséquence que la seule marque distinctive d’Apple, à terme, sera le système d’exploitation.
C’est une bonne nouvelle pour celles et ceux qui sont déjà habitués à travailler sur les deux environnements, et qui n’auront pas à investir dans deux machines pour profiter des deux environnements de travail. En réalité, l’accès à la plate-forme Windows sur Macintosh existe depuis quelques années déjà, sous forme d’une émulation logicielle. On peut donc estimer là qu’il s’agit d’une évolution.
Mais Apple, une fois mise devant le fait accompli de la portabilité de son système sur n’importe quel PC, n’aura pas d’autre choix que d’accompagner cette petite révolution. C’est là un moment-pivot pour la firme qui pourrait s’avérer dangereux : les différences entre deux mondes, voire deux écoles de pensées pour certains, risquent de se résumer en des nuances de plus en plus ténues.
Alors, se posera avec encore plus d’acuité qu’à l’heure actuelle la question, posée non sans malice, de savoir pourquoi préférer l’original par rapport à la copie, adoptée aujourd’hui à la quasi-unanimité ? Apple aura-t-elle les moyens, en rejoignant à terme le monde des « compatibles », de livrer bataille à Microsoft ? Pourra-t-elle réaliser ce que la fondation Mozilla a su faire depuis plus d’un an à présent, en reprenant des parts de marché non négligeables à Microsoft dans le domaine des navigateurs Internet ? Ce sont des questions qui restent ouvertes. La page qui a commencé à s’écrire est, de ce point de vue, passionnante, et nous en sommes les lecteurs comme les acteurs privilégiés.