Le fait de la semaine
Est-il possible, pour des entreprises françaises, de travailler – sérieusement – en coopération avec Apple ? La question mérite d’être posée.
En début de semaine, les éditeurs en ligne membres du GESTE (Groupement des Éditeurs de Services en ligne) s’inquiétaient vivement des récentes modifications apportées par Apple aux conditions d’utilisation de l’App Store. Selon la lecture de son service juridique, le lobby des éditeurs de services en ligne redoute de devoir en passer par les conditions faites par Apple aux éditeurs d’applications : se voir prélever par le californien 30 % du prix des contenus, achat à la pièce ou abonnement, distribués par le biais des achats effectués à l’intérieur des applications d’ailleurs souvent imaginatives déjà proposées par la presse, comme c’est le cas de Libération par exemple, tout en craignant également pour leurs offres “multi-supports”
En clair, on se prépare cette rentrée de janvier à rejouer le grand classique du répertoire de la comédie de boulevard : « Au secours, les totalitaires américains reviennent : ils veulent nous voler nos contenus culturels européens pour vendre leur électronique ! ». Or s’il est vrai que le titre est un peu long, l’argumentation n’en est pas moins courte, quel que soit le succès qu’elle a rencontré par ailleurs en son temps avec l’iPod, puis l’iPhone et désormais avec l’iPad.
Encore et toujours la même erreur d’analyse…
En appelant au « dégroupage » de l’iPad (sic), le GESTE montre qu’il n’a encore rien compris aux enjeux de la dématérialisation des contenus, ni même à la façon de fonctionner de l’entreprise qui a pris à son compte cette révolution en se faisant un devoir d’en tirer toutes les conséquences… La première d’entre elles était d’ailleurs que ce n’est pas de « dégroupage » dont le client potentiel a besoin lorsqu’il s’agit d’accéder à des contenus dématérialisés, mais bien au contraire d’une expérience utilisateur « unifiée », non seulement dans son interaction avec les contenus numériques et leur support électronique, mais également — et peut-être avant tout – au moment de l’expérience d’achat.
C’est ce que les Major du disque et les distributeurs spécialisés ont appris à leurs dépens face à l’iTunes Music Store dès 2003-2004, avant que les réseaux de télévision et les studios de cinéma américains qui avaient cru pouvoir imposer leur point de vue en fassent eux aussi l’amère expérience. Puis ce fut le tour des fabricants de terminaux et des opérateurs téléphoniques avec l’App Store : 10 milliards d’applications ont été téléchargées depuis juin 2008, la plate-forme d’Apple pouvant s’appuyer à la fois sur le succès planétaire de l’iPhone, sur les marchés de renouvellement de l’iPod et sur le décollage astronomique du lancement de l’iPad : selon Gfk, Ce sont 435 000 tablettes qui auraient trouvé preneur en 2010 pour le territoire français, dont environ 90 % fabriquées par la pomme… c’est le même tremblement de terre que s’apprêtent à subir les fabricants de Netbook, mais également les constructeurs d’ordinateurs conventionnels avec l’intégration du Mac App Store dans le prochain système d’exploitation des ordinateurs embossés à la pomme.
Ce n’est pas comme si Apple n’avait toujours pas appris à conclure des partenariats qui fonctionnent, y compris avec certains de ses concurrents sur des secteurs voisins. Sans remonter aux accords de «coo-pétition» noués avec Google ou Microsoft depuis maintenant plusieurs années, en ce qui concerne l’iPad c’est par exemple avec HP que Apple s’est associé pour déployer en premier lieu son système d’impression à distance… alors que tout porte à croire que c’est la vieille dame de Palo Alto qui sera bientôt son concurrent le plus sérieux sur le terrain des tablettes, grâce au sang neuf injecté par l’acquisition de Palm, et de son WebOS. Et pour ce qui est des contenus, Apple a dû signer des accords avec dizaines de labels, de studios et d’indépendants pour remplir son iTunes Store, et pas moins de 185 opérateurs téléphoniques dans 90 pays dans le monde pour pouvoir commercialiser son iPhone.
Quant à la volonté hégémonique, celle-ci reste à prouver dans la mesure où le lancement d’iAd, la régie de publicité-maison pour mobile, n’a pas empêché d’autres régies plus anciennes comme Millenial Media ou AdMob de poursuivre leur bonhomme de chemin sur l’iPhone… Et si ce sont les 30% de marge prélevés par Apple sur les applications distribuées sur l’App Store, rien ne dit que c’est ce chiffre qui aura été arrêté avec les équipes de News Corps pour la distribution de The Daily et qui sera sans doute proposé «au reste du monde» à partir du 2 février prochain : d’après des sources internes au groupe, c’est d’ailleurs la finalisation du nouveau modèle d’abonnement qui aurait repoussé de 2 semaines un lancement initialement prévu le 19 janvier.—–
Rupture et Jeu de quilles technologique
On peut sans doute regretter, voire se montrer vexé, que ce qui restera sans doute comme la première pierre de la prochaine révolution de la Presse ait pu se voir négociée en tête-à-tête avec un Citizen Kane de la presse de caniveau ; lui au moins a-t-il pu affecter une bonne centaine de journalistes à la préparation d’un media d’un nouveau type, lequel se veut d’ailleurs à haute valeur ajoutée.
De fait, lorsqu’un partenariat implique une avancée significative, et a fortiori une rupture technologique, Apple n’aime rien tant que négocier, les yeux dans les yeux, avec le numéro un si ce n’est le numéro deux, du secteur concerné et élaborer son deal en toute discrétion… jusqu’à l’annonce qui ravira les aficionados et prendra si possible la concurrence au dépourvu. Le partenariat noué avec AT&T en 2007 autour de l’iPhone en est le plus parfait exemple. A l’évidence, les lieux choisis pour la présentation du Daily, successivement le Musée d’Art Moderne de San Francisco, puis le Musée Guggenheim de New York, se veulent symboliques de cette rupture en train de s’affirmer.
Or, le changement complet de paradigme induit par la dématérialisation générale des contenus implique de facto l’acception d’un guerre de mouvement à laquelle, à l’évidence, tout le monde n’est pas prêt de ce côté-ci de l’Atlantique : la Presse Quotidienne Nationale aurait ainsi décidé de saisir l’Autorité de la concurrence… avant même de savoir à quelle sauce elle pourrait être mangée ! Tous ne sont pourtant pas restés les deux pieds dans le même sabot, alors que la dématérialisation des supports rend les barrières entre presse écrite, radio et télévision de plus en plus poreuses : le podcast, puis les Apps sont passés par là, et Libé ou Le Point par exemple, ont su se montrer imaginatifs.
Entre un Mogul qui a bâti un empire mondial en vendant du papier… journal tout juste bon à emballer du fish & chips, mais qui a su inventer un format et s’offrir des joyaux comme le Times ou le WSJ , et une poussière de titres nationaux souvent sous perfusions publiques, Apple s’est tournée vers celui qui avait fait la preuve de son modèle économique. On peut regretter que les choses n’aient pas été différentes quoi que, avec un peu de chance, la France pourrait-elle ne pas être absente mercredi : malgré la volonté annoncée de la commandite Lagardère de se défaire de son pôle magazine, Lagardère Active a identifié très tôt la nécessité de repenser son fonctionnement autour de la dématérialisation générale des contenus, sous la houlette de Didier Quillot et d’Alain Chastagnol.
A contrario, il n’est qu’à voir le site internet du Nouvel Obs, après 2 ans 1/2 sous la direction de l’ancien P-DG du 1er vendeur tout en même temps de matériel électronique et de bien culturels français et ex-«agitateur professionnel» auto-proclamé. Ledit dirigeant avait par ailleurs été commissionné voici plus de 3 ans par les plus Hautes Autorités de l’État, pour trouver une solution à cette problématique de la dématérialisation… et aboutir à la loi Hadopi…
The Times They Are A-Changin’…
Question de génération ? Même pas : il s’agit seulement d’une question d’état d’esprit… Une anecdote pour finir : lors du séminaire «Numérique : investir aujourd’hui pour la croissance de demain» tenu en septembre 2009 pour défricher les priorités du volet numérique du «grand emprunt», 3 tables rondes étaient organisées. Les deux premières, consacrées, l’une aux Infrastructures et Réseaux, l’autre aux Logiciels et Services, virent les différents professionnels intervenant s’émerveiller sincèrement sur la façon dont les utilisateurs de l’iPhone, par leurs usages, et en s’appropriant une technologie disruptive, avaient davantage changé leur secteur d’activité en quelques mois que les années qui l’avaient précédé. Durant la troisième, pourtant consacrée à la valorisation du patrimoine et des industries culturelles, l’un des intervenants mentionna simplement qu’il était même désormais possible de lire avec «Ça»…
Or, près d’un an et demi plus tard, «Ça» s’est organisé en s’efforçant de se donner les moyens d’inventer le futur. Non seulement parce que la Camarde serre d’un peu trop près le Patron ces dernières années, mais peut-être surtout parce qu’Apple sait – elle l’a appris à ses dépens – que la concurrence est sur ses talons et que le seul moyen de lui échapper, c’est encore de se montrer imaginatif et de la prendre de vitesse.
La tentative de regroupement de la presse française annoncée ces dernières semaines intervient, tout comme celle de la numérisation des contenus au niveau français (8 décembre 2010) et européen (10 janvier 2011), beaucoup trop tard une fois de plus, dans la précipitation et sous la pression des événements.
“Rassemblez-vous, braves gens
Quels que soient vos errements,
Et convenez que les flots
Autour de vous sont devenus gros.
Et acceptez que bientôt
Vous serez trempés jusqu’aux os,
Si votre temps [et vos os] à vos yeux
Sont précieux
Alors vous feriez mieux de commencer à nager
Ou bien vous coulerez comme un rocher,
Car les temps ont commencé à changer…”
… chantait Dylan, sur The Times They Are A-Ghangin’, l’une des chansons préférées de Steve ; précisément celle qui lui avait servi à présenter le premier Macintosh de l’histoire le 24 janvier 1984 : celui qui allait conduire la première dématérialisation de la presse et de l’imprimerie. Il n’est pas sûr que tout le monde ait compris la leçon : de ce côté-ci de l’Atlantique, certains semblent avoir préférer privilégier le gilet de sauvetage. Il n’est pas sûr non plus que cela suffise, à l’allure où le vent est en train de fraîchir…
[The Times They Are a-Changin’->http://itunes.apple.com/fr/album/the-times-they-are-a-changin/id187324848?i=187324879?&uo=4&at=10lwII&ct=MPAncien
Le communiqué de presse du GESTE