“The Times They Are A-Changin’
Le Marché du International du Disque de Cannes qui s’est achevé hier a été sans surprise l’occasion d’entendre les plus gros représentants de l’industrie dans leur désormais traditionnelle interprétation du blues du tiroir-caisse. Or le vice-président d’Apple a eu le mérite de rappeler que les choses ne sont pas si simples qu’ils ne veulent bien les présenter…
Ceci avait été évoqué à plusieurs reprises en termes plus ou moins diplomatiques : c’est en fait la pétaudière des contrats et des sorties décalées d’un pays et d’une compagnie à l’autre qui retarde le lancement de l’iTunes Music Store en Europe. Or, et cela a été dit pour la première fois de façon explicite par Eddy Cue, le vice-président chargé des applications et des services Internet chez Apple : l’industrie phonographique et (accessoirement) musicale du vieux continent va devoir évoluer et changer ses pratiques.
Le constat n’est pas loin d’être partagé par les industriels eux-mêmes puisque la Société civile des producteurs de phonogrammes déclare dans un communiqué->http://fr.news.yahoo.com/040119/1/3lk94.html] que “la gratuité induite par le téléchargement illégal de fichiers musicaux sur internet via les réseaux «Peer To Peer» risque d’altérer de façon profonde et durable le modèle économique de l’industrie du disque” et de “provoquer à terme une réduction de l’offre et une diminution de l’espace consacré à la vente de disques dans les magasins”. Nous n’aurons pas la cruauté de revenir sur la collection d’[âneries patentées qui constellait le communiqué, les arguments syncrétiques à l’appui du discours millénariste étant à peu de chose près les mêmes que ceux martelés l’année dernière à pareille époque : Haut débit=piratage=cause des ventes en baisse : il faut donc sur-taxer le haut-débit, voire filtrer les contenus [[Nous nous contentons ici de renvoyer aux dépêches de l’année dernière, à l’image des reprises, compilations et autres remix…]].
La réplique de E. Cue
Pour autant, et cela pourrait être le signe d’un certain agacement chez Apple, E. Cue a parlé de “pratiques d’un autre âge” à propos des politiques de sorties décalées d’un pays à un autre, et dont les calendriers font souvent obstacle au lancement d’un artiste à l’échelle du continent tout entier. La petite phrase “l’une des choses sur lesquelles nous travaillons avec les labels européens, c’est de leur faire comprendre comment cela fonctionne dans le marché en ligne, et de les amener à changer une partie de leur fonctionnement” pourrait donner la mesure de l’exaspération, alors que les négociations durent maintenant depuis plusieurs mois. La chose est suffisamment rare dans la communication de Cupertino d’ordinaire si policée pour mériter d’être notée [ a fortiori a l’égard de partenaires avec lesquels il est en phase finale de négociations]] : de là à parler de pesanteur au niveau du fonctionnement intellectuel au même titre qu’à celui des structures il n’y a qu’un pas que la diplomatie seule empêchait de franchir…
Or, l’on n’est malheureusement pas très loin de la vérité, et le diagnostic était partagé par Chris Gorog le PDG de Roxio, récent acquéreur de Naspter et challenger d’Apple sur ce même marché de la musique en ligne, en termes à peine plus policés.
Pour s’en convaincre, il n’était qu’à écouter Pascal Nègre et Patrick Zelnik le Président du label Naive et de l’Union des Producteurs Phonographiques Français Indépendants vendredi matin sur France Inter, au micro de Pascale Clark. Est-ce parce que dans son esprit le peer to peer intéresse au premier chef les adolescents ? Le Président d’Universal Music France s’y est montré très à l’aise dans son numéro de pion faussement détaché et démago pour de bon, pour promettre des poursuites à l’image de celles engagées par la RIAA américaine, sur l’air du “je fais pas ce métier pour faire la police mais c’est vous qui m’y obligez”, avant de prétendre pouvoir savoir ce qui se passe sur le réseau (entendez : “j’ai les noms de ceux qui mettent la pagaille”).
Une façon aussi d’évacuer la part de responsabilité des Majors dans l’ampleur du phénomène, en ayant tenté tout d’abord d’imposer à l’utilisateur leurs propres solutions, chères, contraignantes et restrictives aux niveau des DRM. En servant de repoussoir dans un premier temps, leur échec retentissant a laissé le champ libre aux réseaux d’échanges “illégaux”. Pour autant, si la fréquentation de ceux-ci a semble-t-il fléchi ces derniers mois du fait des intimidations des éditeurs américains, la tendance semble marquer le pas. En outre, ceux-ci ont de plus en plus de difficultés pour obtenir les noms des particuliers familiers de ce type d’échanges.
“Le Blues du Businessman”
Si les “professionnels de la profession” selon le mot de J.L. Godard ne sont pas aveugles, leur discours a tout de même de quoi laisser pantois. Si les deux intervenants ont convenu que le piratage représentait une réelle menace, le plus étonnant aura quand même été d’entendre M. Nègre se lamenter pendant le premier quart d’heure sur le fait que “les gens consomment de la musique différemment”, avant de convenir que le chiffre d’affaires de certains supports était en progression -sans même parler de celui (+ 13%) de la société de l’autre invité qui insistait malicieusement sur le soin particulier qu’il apportait à ses programmations, a contrario de celui des CD d’une manière générale. Et d’invoquer le salut dans le courant de l’année, grâce à “l’arrivée des plate-formes payantes” comme d’autres auparavant l’arrivée des américains. On l’a vu : encore faudrait-il que les conditions en soient réunies pour cela…
Car à l’évidence, c’est à une véritable crise du support, concomitante à celle du contenu à laquelle on assiste : l’institut Forrester estime que d’ici 2008, les ventes en ligne de musique numérique représenteront un tiers du marché aux Etats-Unis, et un cinquième de celui-ci en Europe. A cette date, “seules les personnes âgées auront encore des CD” ajoute le rapport, sans doute un peu prématurément.
Dans le même temps, se produit dans de secteur une vague de concentrations qui devrait entraîner de douloureuses restructurations au niveau du personnel, des artistes, et mêmes de départements entiers au sein des compagnies concernées. Obligées de tailler dans des frais généraux et des campagnes de promo pharaoniques nécessaires pour imposer de pseudo pop stars, lesquelles doivent tout à la télé et donc le public veut de moins en moins. Les Majors annoncent qu’elles vont se replier sur des valeurs sûres et installées comme U2, Norah Jones ou George Michael. Un paradoxe au moment où à la fois la lassitude du public et la réussite d’un modèle économique de distribution plus souple initié par l’iTMS voudraient les voir tendre vers davantage de diversité.
Car si Napster et surtout l’iTunes Music Store sont enfin annoncés pour l’été en Europe, et c’est là l’essentiel dans un premier temps, l’industrie du disque n’en a pourtant probablement pas fini avec de douloureuses remises en cause. “Pour nous, le monde a changé le 28 avril 2003 quand iTunes a été lancé”, a déclaré Ted Cohen, le vice-président chargé du numérique et de la distribution de la major britannique EMI. Or, ces messieurs n’ont peut-être pas tout vu.
“Liar, Liar”
La rhétorique actuelle repose en effet principalement sur un gros mensonge : ce ne sont pas tant les échanges de fichiers qui représentent le principal manque à gagner du secteur que la contrefaçon organisée de façon industrielle, principalement en Chine et dans les anciennes républiques d’Union Soviétique, parfois à partir de fuites venues de l’intérieur même des studios. Certains titres se retrouvent ainsi sur le marché parallèle et disponibles sur les réseaux d’échanges avant même leur sortie officielle. Pour autant, le calcul fait par l’industrie aura été de s’attaquer clairement aux adolescents adeptes du peer-to-peer des pays occidentaux par le biais des procédures judiciaires agressives, plutôt qu’aux insaisissables marchés parallèles. Sans doute aussi une façon d’éviter de chercher trop loin à qui le marché noir profite cette fois encore…
Mieux, si le chiffre d’affaires mondial des CD et cassettes a effectivement baissé en 2003 comme il devrait le faire en 2004 pou la cinquième année consécutive, il a pourtant progressé au deuxième semestre aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Est-ce un hasard, y-a-t-il une relation de cause à effet ou est-ce out simplement le signe d’une vitalité particulière du secteur? C’est aussi dans ces deux pays que l’iPod a rencontré [un franc succès
C’est donc bien la capacité à se renouveler d’un modèle de fonctionnement à bout de souffle qui est ici en question, comme le montre la progression des ventes de DVD et de CD “plus” [[y compris sur le marché français, pourtant décrit comme sinistré]] et plus encore les réponses inadaptées que le système adopte pour essayer de perdurer. Outre le harcèlement des utilisateurs des réseaux d’échanges remis en cause à plusieurs reprises par des décisions judiciaires, sur le continent américain comme en Europe, on assiste à des pressions sur le pouvoir politique visant à obtenir des législations à la fois protectionnistes et répressives, et dont la très controversée Loi sur l’Economie Numérique telle qu’elle a été amendée par l’Assemblée Nationale Française n’est que le dernier avatar. Autant de pratiques dignes d’un Cartel, et que les interprètes eux-mêmes jugent inefficaces.
“Respect”
Le kiosque d’Apple, et son challenger Napster qui lui ressemble précisément comme un frère, arrivent donc à point nommé, en proposant une solution à la fois souple et équilibrée en terme de prix, de sauvegarde et de copie privée… tout en permettant la rétribution des auteurs et des interprètes, laquelle n’est pour l’instant pas spécifiquement prévue en ce qui concerne internet [[Ceux-ci auraient peut-être tout intérêt à négocier directement des accords avec ce nouveau type de distributeur, comme cela se passe aux Etats-Unis.]]
Mais encore une fois, c’est à une occupation globale du terrain de la musique à laquelle on assiste de la part de la Pomme. C’est bien cela qu’il fallait entendre lorsque Steve Jobs déclarait qu’ “Apple est à la musique ce que Microsoft est à l’informatique personnelle” : non seulement avec iPod et l’ iTunes Music Store pour Mac/Windows en ce qui concerne l’écoute, mais aussi la pratique musicale, que celle-ci soit en amateur ou professionnelle.
Parallèlement à son offensive en direction du calcul scientifique, OS X et sa capacité de calcul retrouvée avec le G5 lui permettent d’investir ce secteur : depuis le streaming grâce au Xserve->http://aos.prf.hn/click/camref:ii4N/pubref:MPEven/destination:http://store.apple.com/Apple/WebObjects/francestore?family=Xserve] des morceaux produits sur un PowerMac G5 ou un PowerBook avec Logic Pro. Or, est-ce un hasard? C’est le monde de la musique professionnelle qui était concerné quand, pour la première fois depuis des années Apple a présenté [le 15 janvier dernier des technologies avant qu’elles soient intégrées de façon formelle à un produit précis.
De la même façon qu’elle était synonyme de chaîne graphique tout au long des années 80 grâce à la LaserWriter que Jobs a imposée, La Pomme entend désormais être présente tout au long de la chaîne de production, avec des outils qui la place dans ce cas précis au confluent du funflow et du workflow. Microsoft est devenu dans l’esprit des gens un équivalent au concept d’informatique personnelle? Jobs veut que dans l’avenir on ne puisse penser “musique” sans du même coup penser à Apple.
Dans ce contexte, et lorsqu’on sait que dans près de la moitié des foyers américains (et très probablement occidentaux) se trouve au moins une personne qui pratique un instrument de musique,
le pari a tout pour être séduisant. Seul ou avec une bande de potes au fond d’un garage, un iBook ou même un eMac avec GarageBand, éventuellement Jam Pack permettent de s’initier et de se perfectionner à toutes les étapes du processus de production, depuis la prise de son jusqu’au mixage… et la lecture sur iTunes ou un iPod.
Or faire le pari de l’intelligence et de la créativité personnelle, là où pour sortir de la consommation passive de produits sonores industriels et formatés il n’y avait jusqu’ici place que pour la transgression, c’est aussi une jolie façon de souffler les 20 bougies du Macintosh, et alors que BusinessWeek titre qu’Apple est en passe de changer le monde de la musique en ligne…
“Come gather ’round people
Wherever you roam
And admit that the waters
Around you have grown
And accept it that soon
You’ll be drenched to the bone.
If your time to you
Is worth savin’
Then you better start swimmin’
Or you’ll sink like a stone
For the times they are a-changin’.”
Bob Dylan (1964) The Times They Are A-Changin, in The Times They Are A-Changin, © Sony Music.
Le Midem et l’industrie du disque :
– Apple’s ITunes European Debut Held Up by Red Tape
– La musique en ligne pâtit des pratiques du marché européen
– Le CD est condamné mais la musique en ligne est un marché risqué
– L’industrie du disque menace les internautes français
– L’industrie mondiale du disque espère sortir de la crise en 2004
– La justice autorise Kazaa à poursuivre l’industrie du disque
– Tam-Tam, etc…
– BusinessWeek
La position de la ligue des internautes ODEBI sur la LEN, avec les liens sur e projet d loi :
– odebi.org
La position des artistes interprètes (ADAMI)
– ADAMI.org