Copie privée et droits numériques
La transposition de la directive EUCD en droit français et le vote de l’amendement “peer to peer” ont permis un débat tardif sur la dématéralisation des contenus. Rappel des enjeux.
La copie privée, entre Père Noël et père fouettard…
Comme prévu, à peine la commission d’Albis avait-elle décidé de ramener la taxe qui frappait la mémoire flash à des niveaux comparables à ceux affectés aux disques durs de baladeurs numériques, les industriels ont pu répercuter la baisse sur leurs boîtiers tant convoités et si décriés. Formalisée le 22 novembre, publiée au Journal Officiel le 2 décembre, la baisse était appliquée par le n°1 du secteur Apple dès le lendemain, pourtant un samedi (voir la dépêche du 2 décembre).
Après plus de 6 mois de tergiversations, la taxe dite de rémunération pour la copie privée appliquée à la mémoire flash a enfin été ramenée au niveau de celui des appareils à architecture disques durs. Les représentants des ayants-droits des auteurs et des industriels du phonogramme conditionnaient en effet jusqu’ici ledit alignement au dégagement de ressources équivalentes sur les d’autres supports disponibles, malgré les protestations des représentants des organisations de consommateurs et des fabricants de baladeurs.
Devant l’évolution de l’industrie, le précédent barème qui datait tout de même de juillet 2002 est remplacé ; le lancement en septembre dernier de l’iPod nano avait en effet mis en lumière le caractère criant de la taxation appliquée à la mémoire flash : à capacité égale de 4 Go la taxe passait en effet de 8 à 51,44 €, quand le modèle 60 Go n’est lui frappé qu’à hauteur de 23,92 € (voir l’édito du 12 septembre 2005). Le public susceptible de s’intéresser à l’iPod ne s’y est pas trompé : le succès du petit baladeur blanc (ou volontiers noir) en France est franc et massif, et comparable à celui rencontré aux États-Unis il y a 2 ans et au Royaume-Uni l’an dernier. A 5 jours de Noël, impossible de trouver dans la distribution un nano 4 Go, le modèle 2 Go se fait rare, tout comme le nouveau modèle à capacité vidéo se fait rare dans certaines échoppes. Le modèle shuffle est lui aussi à peu près épuisé. Quand aux délais sur l’Apple Store en ligne, ils s’échelonnent entre 2 semaines pour le nano 4 Go, et 3 jours pour les modèles avec vidéo.
Or, si les représentants des industriels du disque se sont empressé de lâcher du lest sur la copie privée (voir la dépêche du 2 novembre 2005), c’est que ceux-ci comptaient bien profiter de la transposition en droit français de la directive européenne sur le droit d’auteur pour en finir avec cette pratique d’un autre âge : avec le projet de loi Droit d’Auteur et Droits Voisins dans la Société de l’Information, place aux dispositifs de Mesures Techniques de Protection, ex gestions de droits numériques (DRM). Le glissement sémantique est d’ailleurs tout sauf anodin puisque l’on est passé de l’encadrement de l’exercice d’un droit de copie à la protection vis-à-vis d’un a priori d’utilisation illicite.
Peu importe que lesdites mesures de protection ait historiquement fait la preuve de leur inefficacité, voire même des risques qu’elles pouvaient faire courir à l’intégrité du système informatique où sont lus les contenus achetés. Sony BMG a ainsi du piteusement retirer une cinquantaine d’albums de la vente, après la mise en évidence d’un RootKit installé par le logiciel anti-copie présent sur le CD (voir la dépêche du 16 novembre 2005). Sony BMG doit d’ailleurs faire face depuis à un certain nombre de plaintes, notamment de l’État du Texas, aux termes d’une législation “anti-pirates” : un comble ! De véritables pirates cette fois n’ont en effet pas tardé à exploiter l’effraction ainsi créée pour installer toutes sortes de joyeusetés sur le disque dur des clients de la multinationale. Quant à la privatisation de la surveillance des échanges de fichiers sur Internet elle a carrément explosé en vol…
De l’aveu même du ministre de la Culture, le but du texte qui était examiné à la cloche de bois le 20 décembre dernier est bien de favoriser l’émergence d’une filière prospère de distribution légale sur Internet… fut-ce au détriment de l’exercice du droit normal de la copie privée. Le principe est simple : limiter le nombre de copies possibles à partir d’un fichier – ce que les éditeurs de musique ont réussi à imposer à l’ensemble des distributeurs de musique en ligne, mais surtout à limiter aux seuls logiciels fourni par l’industriel la possibilité d’effectuer les copies. La copie par un autre moyen ou la mise à dispositions de moyens dans ce but, fut-ce dans le cadre normal de l’usage familial, est assimilée par le texte à un acte de contrefaçon et passible jusqu’à 3 ans de prison et 300 000 euros d’amende.
Quant à l’interopérabilité entre les supports de lecture, la fiche n°6 de l’argumentaire préparé à l’intention des journalistes consacrée au logiciel libre laisse peut de doute quant aux finalités des dispositions qu’elle tente de mettre en place. Celle-ci précise notamment, après avoir affirmé “Les créateurs peuvent continuer de choisir librement leurs formats de codage, y compris libres. et que “Les utilisateurs peuvent continuer de choisir librement leurs logiciels de lecture, y compris libres. “, (…) “l’interopérabilité est nécessaire pour les industries culturelles et pour les consommateurs, car elle facilite les usages et favorise la concurrence. Mais trop d’interopérabilité nuit à la sécurité de la protection des œuvres. L’interopérabilité nécessite en effet de partager les clefs de cryptage ou des secrets. ”
Ce faisant, elle feint d’ignorer le poids démesuré que prennent les éditeurs dans la relation contractuelle qui régit leurs rapports avec le public d’une part, et avec les artistes d’autre part. Le contrat d’édition – qui concerne les seuls droits dits patrimoniaux (commerciaux – consiste en effet pour l’artiste et ou l’auteur à céder ses droits de reproduction à l’éditeur, sur un certain nombre de supports définis, en échange d’une rétribution. L’auteur conserve un droit de représentation, qui lui permet d’autoriser ou de refuser la représentation de son œuvre. Il en va de même pour les droits dits “voisins”, pour les artistes-interprètes. Le droit de copie privée concède lui la possibilité au public d’effectuer des copies d’une œuvre achetée, sur le support de son choix,et sous réserve d’une utilisation strictement familiale et privée.
Or, dans les faits, il est difficile à la plupart des artistes ou des auteurs d’échapper aux conditions du “contrat-type”, faute d’une notoriété et d’un poids économique suffisant pour négocier vraiment les conditions financières, et souvent moins encore les modalités techniques de la diffusion de l’œuvre. Sans la possibilité de passer outre les “mesures de protection” pour choisir le dispositif de son choix, le public se voit privé de l’exercice du droit de copie privée. L’ensemble du dispositif législatif mis peu à peu en place à partir de la fin du XVIIIe siècle pour contrebalancer l’omnipotence des éditeurs se trouve de nouveau complètement déséquilibré à leur seul profit.—–
Si l’on en croit l’Association des Audionautes qui s’était procuré une copie document Word de l’ “amendement sur les conditions légales d’exercice du peer-to-peer” et transmis par le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique chargé de conseiller le ministre de la culture et de la communication en matière de propriété littéraire et artistique, ledit amendement avait en fait été directement rédigé par Vivendi Universal…
Que le fait soit véridique ou trop beau pour être vrai, la précaution elle n’aurait de toutes façons pas été inutile au vu de l’immense maîtrise du dossier manifestée de longue date par le ministre de tutelle. Interrogé le 22 juin 2004 sur France Inter à propos d’iTunes Music Store, M. Donnedieu de Vabres s’était contenté d’aligner les idées générales sur la nécessité d’une offre payante sur internet… et semblant ignorer manifestement la présence entres autres du Music Store français, dont le lancement à peine une semaine plus tôt avait pourtant été repris un peu partout dans la presse… (voir la dépêche du 22 juin 2004).
Le ministère de la culture n’est d’ailleurs pas très exclusif lorsqu’il s’agit de s’ouvrir au secteur privé pour bénéficier des compétences qui lui font défaut : porteurs de badges estampillés “Ministère de la Culture”, des représentants de la Fnac et de Virgin ont fait tranquillement l’article aux députés dans les couloirs du Palais Bourbon, pendant que s’ouvraient les débats sur le si controversé projet de loi DADVSI.
La démonstration a duré une bonne partie de l’après-midi, dans la salle des conférences à quelques mètres de l’hémicycle où avaient commencé les débats, et les députés se sont vu distribuer documents et cartes de téléchargement gratuits avant que vers 19h, devant les protestations de Patrick Bloche, le président de l’Assemblée ne fasse mettre fin à la démonstration après l’avoir pourtant autorisée. Et si l’opération de propagande des 2 principaux rivaux du Music Store français a tourné court, l’aventure parlementaire a elle tourné à la pantalonnade pour le ministre, puisque deux amendements développés à partir des propositions des associations d’internautes et de l’Alliance Public-Artistes ont été votés contre l’avis du ministre, par une improbable armée mexicaine constituée des réguliers de l’ex gauche plurielle, des députés de l’UDF au premier rang desquels la passionnaria anti-PACS Christine Boutin, ainsi que quelques transfuges issus des rangs de l’UMP (voir la dépêche du 22 décembre 2004).
En stipulant que “l’auteur ne peut interdire les reproductions effectuées sur tout support à partir d’un service de communication en ligne par une personne physique pour son usage privé et à des fins non directement ou indirectement commerciales, à l’exception des copies d’un logiciel autres que la copie de sauvegarde, à condition que ces reproductions fassent l’objet d’une rémunération telle que prévue à l’article L. 311-“, ceux-ci remettent en cause de l’aveu même de Donnedieu de Vabres l’architecture et la philosophe de son texte.
Ce dernier s’est dit résolu à faire revoter le texte dans le sens où lui l’entendait dès la rentrée parlementaire, non sans avoir d’ailleurs reçu un second camouflet de la part de du président du groupe UMP à l’Assemblée déclarant qu’ils n’en était pas question avant une concertation et une réflexion approfondie, “ l’Assemblée Nationale n’étant pas une chambre d’enregistrement“… Chiche ?
Pour autant, on n’en est sans doute pas quitte avec les simplifications, pour ne pas dire la désinformation menée par le lobby de l’industrie du phonogramme – appuyé par quelques grands groupes de la distribution hexagonale – sur fond de démagogie cocardière jamais prise en défaut lorsqu’il s’agit de flatter le politique dans sens du poil. Une sorte d’union sacrée en quelque sorte contre le n°1 américain du secteur, coupable d’étouffer création et concurrence en jouant de son poids sur le secteur et de pratiques monopolistiques. Vous avez dit Microsoft ? Non, il s’agit cette fois d’Apple : en cause, la politique du tarif unique, et à travers elle le modèle de distribution à la pièce – rebaptisé “à la carte” – et accusé de tous les maux.
Les industriels du disque ont vite sorti leur calculette : d’environ 20 titres téléchargés sur l’iTunes Music Store pour 1 iPod vendu en 2004, ont est peu à peu passé à un rapport de 10 sur 1 : le secteur qui avait vécu 20 années de vaches grasses avec le renouvellement des microsillons sur supports CD a bien compris que le modèle d’achat à la pièce ne pourrait pas leur assurer le niveau de revenu auquel les multinationales du disque – et leurs actionnaires – s’étaient habitués. La panacée ? Vendre encore et toujours la même chose, soit en empêchant le “consommateur” d’écouter la musique sur le support de son choix en restreignant l’interopérabilité entre les formats : c’est la fonction des fameuses Mesures Techniques de Protection d’une part ; en rendant le modèle d’achat “à la pièce” beaucoup moins attractif : c’est le but des interventions régulières de la part des Majors pour tenter d’imposer un prix plus élevé (voir notamment la chronique du 3 mars 2005). —–
L’attitude actuelle des industriels du disque, calquée sur celle des 4 Majors, repose sur une triple imposture ;
• Aux pouvoirs publics elle vend de l’emploi et du rayonnement international : or l’année 2004 a été l’occasion de violentes restructurations dans le secteur, dans une production largement dominée par les multinationales, au reste en grande partie formatée sur le modèle anglo-saxon.
• Aux artistes, elle vend de la protection : c’est loin d’être le cas puisque les artistes ont été au premier chef concernés par les coupes sombres opérées par les Majors dans leur appareil de production. Si l’on considère les différents judiciaires qui ont opposé Johnny Halliday à son label Universal, et à présent les rescapés et descendants des Beatles à E.M.I., les maisons de disques sont loin de toujours représenter les “amis des artistes” que certaines coupures de presse plus ou moins hagiographiques ont pu laisser imaginer.
La polémique constamment réalimentée sur le prix de la musique en ligne a principalement pour but d’occulter qu’en l’absence de fabrication physique et de logistique de l’objet, ce sont les maisons de disques qui se mettent dans la poche l’essentiel de l’économie réalisée : 65% du prix payé contre environ 50% pour un CD, quand la part des auteurs et des interprètes ne bouge pratiquement pas ; ces derniers sont donc en quelque sorte spoliés.
Hasard du calendrier, la façon dont le prix de gros est fixé par les Majors fait justement l’objet d’une enquête préliminaire de la part du Procureur Général de l’État de New York Eliot Spitzer, annonçait le Wall Street Journal dans son édition de samedi…
• Quant au public, réduit au rôle de “consommateur” passif à qui l’on vend de la création, il est surtout invité à donner son numéro de carte, ou mieux : autoriser chaque mois des prélèvements.
Si ce schéma est à peu près le même dans l’ensemble des pays industrialisés, il prend chez nous un tour particulier, “exception française” oblige, sans-doute. On est légitimement en droit de se demander si l’épisode parlementaire qui a tourné court la semaine dernière n’avait pas pour arrière-pensée de préparer le terrain à l’une de ces grandes épopées commerciales dont notre beau pays à le secret, depuis la Compagnie des Indes Orientales jusqu’au Crédit Lyonnais ou à Vivendi Universal pour ce qui est de l’histoire récente.
La multinationale française semble justement n’en avoir pas encore fini avec l’illusion de la convergence ; quelques jours à peine après l’annonce du bouquet satellite concurrent TPS, elle se déclare prête à augmenter significativement sa participation dans le groupe Neuf Cegetel, ou étudier toute opportunité dans l’internet et les services qui lui sont associés. Avec la belle constance d’un bourdon consciencieusement occupé à rebondir à l’infini contre sa fenêtre, le groupe de Jean-Bernard Levy s’en tient fidèlement à la doctrine théorisée en son temps par son ex P-DG Jean Marie Messier sous la formule “celui qui possède les contenus et les tuyaux pour les faire passer dedans sera le maître du monde…” : on sait ce qu’il en a été… Aux États-Unis, même Time Warner un temps présentée comme “absorbée” par AOL lors de la fusion ne sait pas comment prendre des distances avec son encombrant siamois qui n’en finit plus de perdre des parts de marché…
Or le “patriotisme économique” se portant beau ces jours-ci dans les allées du pouvoir jusqu’au sommet de l’État, on peut se demander si ce n’est pas avec la “sauvegarde du secteur français” qu’Universal a réussi à obtenir du gouvernement et de la majorité UMP à peu près tout ce qu’elle voulait, avec l’appui de la FNAC et de VirginMega, les 2 principaux compétiteurs français d’iTunes tous ravis de pouvoir mettre des bâtons dans les roues d’Apple… On sait ce qu’il en est advenu voici 20 ans du secteur informatique français mis de la sorte à l’abri (voir l’introduction de la chronique du 14 novembre 2005). Fort heureusement, les ventes de l’iPod en France semblent cette fois réellement en train de décoller.
Pour autant, et si la loi telle que le ministre voudrait la faire voter devait être adoptée à la rentrée de janvier, il ne resterait plus qu’à faire pression sur l’opposition parlementaire actuelle, afin qu’elle s’engageât à sa modification… à l’occasion de la prochaine alternance? Pas de façon automatique, en tous cas. L’approche vis-à-vis du modèle économique que tentent de mettre en place les industriels du disque pour la distribution de la musique dématérialisée semble avant tout une ffaire de réseaux et de proximité. La secrétaire nationale du P.S. à la culture et aux medias a en effet, seule parmi les siens, pris position contre l’amendement voté dans la nuit du 22 décembre. Alors qu’un nouveau round s’ouvre avec la mise en place de services de video à la demande, il reste à faire preuve de beaucoup de vigilance, sauf à voir l’équilibre de la législation se déplacer à peu près définitivement au profit des “ayant (tous les?) droits”…
– Le dossier de Libération
– le Diplo
– Le site des Audionautes
avec les propriétés du fameux amendement Universal
– L’excellent suivi du dossier par EUCD.info
– et le texte de loi sur le site de l’Assemblée Nationale
avec le compte-rendu des discussions en séance